Grève ! Juin 1901, sur le chantier du tunnel de la Colle-Saint-Michel

Publié le par Olivier Joseph

Le chantier relève presque de l’exploit . Au milieu de nulle part – mais c’est souvent le cas lorsqu’il s’agit de construire un chemin de fer – des hommes s’affairent jour et nuit pour percer un tunnel. Celui de la Colle-Saint-Michel, au faîte de la ligne Nice-Digne de la Compagnie du Sud.

Certes, la techniques des tunnels est éprouvée depuis les premiers, ceux percés entre Saint-Étienne et Lyon, dans les années 1825-30. Mais avec ses 3455 mètres projetés, celui de la Colle-Saint-Michel figure parmi les dix plus long en France en ce début de XXe siècle.

Pour arriver à bon port, c’est-à-dire pour que les deux galeries d’avancement se rejoignent avec précision sous la montagne, ce sont, en ce mois de juin 1901, 369 ouvriers qui travaillent côté Verdon, et 338 autres dans le lit de la Vaïre, du côté de Méailles. Jour et nuit, en faisant les trois-huit, 186 ouvriers percent la tête Saint-André et 169 autres la tête Annot. Les premiers viennent de dépasser les 1300 mètres percés et les second les 1100, dans une atmosphère lourde, nauséabonde malgré l’air que l’on fait circuler à l’aide de ventilateurs, et mal éclairée. Entre le tunnel et les ateliers et les baraquements situés à l’extérieur, c’est un va-et-vient incessant de wagonnets qui évacuent les gravats et amènent les madriers et les pierres ou les briques de parements.

Aux côtés des responsables de l’entreprise, des surveillants des Ponts & Chaussées vérifient chaque jour la qualité du travail effectué. Ils veillent aussi à la sécurité des ouvriers car c’est là une des taches que leur a confié la Loi, celle de 1892 sur les accidents du travail. 

Ces ouvriers sont tous italiens. Mais les renseignements à leur propos sont rares. Immigrés sans visages, ils ont laissé peu de traces dans les archives. Pourtant, le 24 juin 1901, à 9h00 du soir, sept d’entre eux vont sortir de l’anonymat : Calisto Brignolio, Batistin Carnelio, Francesco Alberto, Andréa Malvasio, Giovani Cochetto, Guiseppe Baisso et Jean-Baptiste Bernardi. Tous sont jeunes, âgés de moins de 30 ans, à l’exception de Bernardi, qui vient de fêter ses 44 ans. À 9h00 du soir, alors qu’ils s’apprêtaient à entrer dans le tunnel avec l’équipe de nuit, du côté du Verdon, au coup de sifflet de l’un d’eux, ils se sont arrêtés et ont décrété la grève.

Au petit matin, ce sont tous les mineurs, les boiseurs et les maçons – ceux qui travaillent à l’intérieur du tunnel qui rejoignent le mouvement : grève générale et illimité ! Et leurs revendications sont simples : que les frères Marlaud, les entrepreneurs qui construisent le tunnel, reviennent sur leur décision de les faire travailler 11 heures en ne le payant que 8  ! Ils réclament la journée 8 heures payée 11… Bien vite, le contremaître s’active et les premières dépêches partent en direction de Thorame-Haute et de Saint-André, vers les postes télégraphiques les plus proches, pour informer les entrepreneurs. Les deux gendarmes présents en permanence sur le chantier, font de même pour avertir le sous préfet de Castellane.

La machine de la grève est lancée…

 

Le commissaire spécial sur les lieux

 

Le premier représentant du pouvoir dépêché sur les lieux est le commissaire spécial de Castellane, en mission à Thorame-Haute, précisent ses missives. Arrivé dans l’effervescence des premières heures de la grève, il perçoit une agitation des ouvriers qui l’inquiète : il rapporte, alarmé, que les meneurs menacent de détruire les ateliers, de saboter le matériel et de s’en prendre aux cantines et aux baraques des marchands qui fournissent aux ouvriers leurs repas et quelques marchandises de première nécessité.

Dès le lendemain, le commissaire spécial ­propose au sous-préfet d’arrêter les meneurs et de les traduire devant un juge pour que soient prononcées leurs expulsions. Mais le sous-préfet lui répond sans délai « qu’aucun délit n’ayant été constaté », il n’existe pas de raison de les arrêter.

Poursuivant son enquête au milieu des grévistes, le commissaire spécial se rassure petit à petit, et, partant, rassure sa hiérarchie : les ouvriers sont calmes, « couchés ou attablés dans les baraques qui leur sont destinées et ne font aucun bruit. Il est a présumer même que demain ils reprendront leur travail. »

Le lieutenant de gendarmerie Kirmann, arrivé sur place peu après, avec un renfort de 12 hommes, constate, lui aussi, que l’agitation des premières heures a fait place à une situation calme. Dans ses télégrammes au sous-préfet­­, l’officier penche pour un rapide retour au travail des mineurs en grève. Il partage en cela la conviction des surveillants des Ponts & Chaussées qui, eux aussi, le font savoir à leurs supérieurs à Digne. Quant à l’entreprise Marlaud, elle a pris des mesures fermes : les 7 meneurs de la grève ont été licenciés sur le champ.

 

La grève continue,

la Loi entre en scène

et la conviction

l’emporte !

 

Il faut pourtant se rendre à l’évidence : ni le 26, ni le 27, ni même le 28 juin, les ouvriers reprennent leurs postes : la grève dure. Le calme aussi… Et les ouvriers italiens prétendent que le temps joue en leur faveur : plus ils feront durer leur mouvement, plus ils seront calmes et plus l’entreprise sera forcée de revenir sur son refus de négocier. 

Mais à Castellane, le sous-préfet ne l’entend pas de cette oreille. Tenu informé par les nombreux télégrammes du commissaire spécial et de la gendarmerie, il réfléchit à une solution rendue possible par une loi votée en 1892, celle de la conciliation et de l’arbitrage. D’accord avec le préfet des Basses-Alpes, il charge le procureur de Castellane de la mettre en œuvre, par l’intermédiaire d’une initiative du Juge de paix de Colmars-les-Alpes, telle que l’article 10 de la Loi le prévoit.

Le juge de paix de Colmars étant indisponible, c’est son suppléant qui est chargé de cette mission pour le moins originale. L’homme est connu dans l’arrondissement de Castellane pour être le notaire de Colmars, son maire et son conseiller général : Adrien Roux.

Mais à peine ont-ils mis en branle ce moyen de sortir du conflit, que le préfet et le sous-préfet se posent une question d’importance : la loi de 1892 prévoit en effet que les délégués des ouvriers en grève doivent être de nationalité française. « Les délégués choisis par les intéressés doivent être français ; la condition me paraît irréalisable en l’espèce et je ne sais trop si l’action du juge de paix pourrait utilement s’opérer  » s’inquiète le préfet de Digne.

La réponse du sous-préfet ne tarde pas à lui parvenir : « Je m’estime aujourd’hui très heureux de l’avoir provoqué puisque les bienfaisants effets se sont pour ainsi dire immédiatement fait sentir. Le 29 juin […] M. Roux s’étant transporté dans la matinée à Fontgaillarde ne put il est vrai intervenir en sa qualité de magistrat puisqu’il lui fut impossible de trouver des délégués français conformément à la loi du 27 Xbre 1892, mais, agissant en sa qualité d’homme public, avec sa compétence et son bon sens il réussit à ébranler les plus farouches et 15 grévistes reprirent le travail […] Dès lors le mouvement de reprise du travail était donné : la fin de la grève n’était plus qu’une question de quelques jours. »

Nul ne sait – et peut être ne saura-t-on jamais – ce qu’a dit Adrien Roux pour décider les ouvriers italiens à reprendre le travail, ce jour de juin 1901. Mais on peut être assuré que ce modeste élu, militant convaincu de la cause radicale-socialiste et de la République, embarqué depuis trois années dans une bataille homérique contre le député de Castellane, prouva une fois encore qu’il était un homme et un élu d’un remarquable talent.

Des grèves, il y en eut d’autres lors de la construction de la portion Annot-Saint-André des Chemins de Fer de Provence. Aucune d’elles ne fut aussi longue que celle de juin 1901 ; et aucune d’elle n’a donné lieu à autant de documents précieusement conservés dans une liasse des Archives Départementales des Alpes de Haute-Provence, pour le plus grand bonheur de l’historien des Chemins de Fer de Provence et du Haut Verdon.

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G
Grand merci pour vos articles. J'ai eu beaucoup de plaisir à les lire . <br /> Tout ce qui concerne la construction du chemin de fer des Pignes et ce qui s'y relie m'intéresse particulièrement. Bien à vous .... de Bruxelles . :-)
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F
Mon arrière grand père Jean Barberis a travaillé sur ce tronçon et s'est marié à Méailles en 1901. Son père Joseph Barberis et sa mère Cunibert Catherine, cantinière, ont également travaillé sur la<br /> ligne.<br /> Merci pour cet article<br /> Méailles Passé Présent sur Facebook
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