Mystère sur la ligne

Publié le par Olivier Joseph

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3 juin 1890 : James Bland et Potter Hood sont bien près de perdre leur flegme. L’affaire est surprenante : « Absolutely unprecedented and inexplicable, sir » se risque Hood, le directeur de l’exploitation de la London & West Coast Railway Company. « How it could have done so passes my comprehension » répond en écho son supérieur, James Bland, avant de perdre patience et d’exploser : « Does a train vanish into thin air in England in broad daylight ? »

Aussi énorme soit-il, le constat s’impose : le train spécial mis en route pour M. Caratal a bel et bien disparu. Il est pourtant passé à 16h52 à St Helens, à 17h00 à Collins Green. C’est assuré. Il est aussi passé à  Earlstown cinq minutes plus tard ; puis à Newton à 17h10 ; à Kenyon Junction à 17h20. Mais à Barton Moss, rien… Le train régulier parti de St Helens après le spécial a bien fait l’heure, mais devant lui, sur les rails ou à quai, pas l’ombre d’un train spécial en retard, en détresse ou déraillé ! Disparu ! Volatilisé ! La locomotive No. 247, Rochdale, deux voitures et un fourgon, le chef de train James McPherson, le mécanicien John Slater, le chauffeur William Smith. Sans oublier M. Caratal et son énigmatique compagnon. Évaporés comme neige au soleil !


Mai 1989 : lorsqu’il débarque à proximité de l’ancien pont Deauville-Hudson, on devine que Dirk Pitt ne va pas tenter de retrouver le Manhattan Limited du New York & Quebec Northern Railroad à l’aide de ses seules cellules grises. Directeur des Projets Spéciaux de la National Underwater and Marine Agency, Pitt dispose des technologies les plus modernes pour venir à bout de cette vieille tragédie ferroviaire : un soir de violent orage, en mai 1914, le train a sombré dans les eaux de l’Hudson, emporté par l’effondrement du pont. Si Dirk Pitt met en œuvre une débauche de moyens, dont il est coutumier, ce n’est pas par passion de l’archéologie ferroviaire. Non… Depuis 1973, quoi qu’il fasse, où qu’il soit, lorsque Pitt se mêle d’explorer une vieille épave, il fait face, fatalement, à des situations qui ébranlent sérieusement l’ordre et la sécurité des États-Unis. Cette fois-ci il s’agit d’un traité anglo-américain perdu. Signé en 1914, il finançait l’entrée en guerre du Royaume-Uni par la vente du Canada aux États-Unis. Hélas ! par un hasard digne d’un thriller, les deux copies du traité, et leurs signataires, ont disparu le même jour, l’une dans le naufrage de l’Empress of Ireland, l’autre dans la chute du Manhattan Limited

Les crédit illimités accordés par la Maison-Blanche n’y peuvent mais : le Manhattan Limited n’est pas dans la vase de l’Hudson ! Il n’est nulle part non plus entre la gare de Wacketshire et le pont. Un train fantôme alors ? Dont le sifflet lugubre retentit certains soirs, comme le prétendent les riverains de la vallée où l’on s’est habitué, depuis presque deux siècles, à fréquenter cet autre fantôme : l’effrayant Cavalier sans tête 1 ?


Le lecteur, intrigué par ces étranges affaires, aura beau retourner en tous sens sa collection de Vie du Rail, mettre sans dessus-dessous ses archives et sa bibliothèque, il sera bien en peine de retrouver trace du Lost Special de juin 1890 ou du Manhattan Limited. Seule l’inébranlable sagesse du Dr Fell l’aidera à y voir clair : « Nous sommes dans un roman policier » annonce sans barguigner le détective de l’impossible 2. Et plus précisément dans cette forme particulière du roman policier connue sous le nom de « chambre close » et qu’on peut résumer ainsi : une homme, seul, est trouvé mort, assassiné, dans une pièce dont toutes les issues sont hermétiquement closes de l’intérieur.

Gideon Fell et ses compères Henry Merivalle et Henri Bencolin, le journaliste Rouletabille, l’illusionniste Merlini, le Dr Hawthorne, le Nameless, le sénateur Banners ou le Dr Alan Twist 3 traversent avec bonheur des intrigues diaboliquement compliquées qui tricotent des variations de la chambre close : des cercueils dansent la gigue dans un caveau fermé depuis des années ; un homme est tué à bout portant dans une ruelle enneigée où l’on ne retrouve que ses traces de pas ; un autre est assassiné devant une assemblée d’observateurs attentifs qui filment la scène, et sont pourtant bien embarrassés de comprendre comment il l’a été… 4

Lorsque Conan Doyle fait disparaître un train dans les pages du Strand Magazine d’août 1898, il est le premier à s’attaquer à cette masse de métal en mouvement sur des rails, dans un univers clos, borné, quadrillé par des gares, des postes d’aiguillages, des maisons de cantonniers ou des passages à niveau ; un monde où la surveillance de chacun, quelque soit sa fonction, s’exerce en permanence pour vérifier que le train est bien passé, qu’il est passé entier, qu’il ne souffre d’aucun dysfonctionnement audible ou visible et qu’enfin il se dirige dans la bonne direction.

Le défi est ambitieux car les règles du roman policier de facture classique, et plus encore de ceux construits autour de crimes et de disparitions impossibles, exigent des solutions parfaitement plausibles. C’est même toute l’ambition du jeu entre auteur, détective de papier et lecteur de chair et d’os que de se perdre mutuellement dans le parfum de fantastique engendré par cet apparent impossible. De reconstuire le mécano des possibles pour arriver, au dernier chapitre, à l’ingénieuse solution dont tous les indices ont été distillés page après page.

Depuis Conan Doyle, sous les plumes de Melville Davisson Post, d’August Derleth, d’Ellery Queen ou d’Edgar Wallace 5, les trains ont disparu avec une régularité toute… ferroviaire.

Que le lecteur ne compte cependant pas sur moi pour l’aiguiller vers les solutions de ces disparitions. Ce serait le priver du plaisir de ces lectures lors, peut-être, d’un prochain déplacement en train…

Mais pourquoi, demandera-t-il tout de même, s’ingénier à faire disparaître des trains alors qu’on peut les stopper en rase campagne ou les faire dérailler à moindre frais et sans grande débauche d’imagination ? Ici, les auteurs avancent des explications un brin embarrassées : pour détrousser un fourgon rempli à craquer d’or… pour faire disparaître des témoins gênants… Voire… Mais cela revient tout de même à dépoter un géranium avec un bulldozer, ou, pour mieux filer la métaphore ferroviaire, à faire monter la rampe de Capvern à un bi-foudre tracté et poussé par une demi douzaine de BB 8500 !

Je ne cacherai pas que si le Lost Special de Conan Doyle, le Train d’or de Wallace et le Snowball des cousins Queen sont décevants et forts embrouillés à tous points — motifs de la disparition, voire même modalités de la disparition dans le roman de Wallace —, le mystère du Manhattan Limited emporte mon adhésion par la richesse de son histoire et l’élégance de sa solution, malgré son côté un peu américain que signe une constante débauche d’effets spéciaux de papier ! Digne représentant du thriller à l’américaine, Dirk Pitt a su passer avec talent du morne conformisme de ce genre littéraire à une entrée remarquée sur la voie 1, celle des trains fantômes du roman policier.

Pour des raisons inexpliquées, cependant, les trains ne disparaissent que dans les campagnes anglaises ou américaines.

 

Jamais je n’ai croisé Nestor Burma à la recherche d’un train de banlieue volatilisé entre Bessancourt et Frépillon, pas plus Jules Maigret sur les traces d’un omnibus évaporé aux alentours d’His-Manne-Touille. Arsène Lupin ne s’est jamais vanté en ma présence d’avoir barboté le Mistral entre Gevrey-Chambertin et Nuits-Saint-Georges. Quant au commissaire Laviolette et au juge Chabrand s’ils se délectent de sordides vengeances familiales du côté des Clues de Barles 6, jamais ils ne traquent un Billard disparu dans les Clues de Chabrières ! Les trains fantômes, les convois volatilisés semblent irrémédiablement entretenir des liens étroits avec le fantôme de Hamlet et son abondante descendance anglo-saxonne.

Faut-il s’y résoudre ?

Qui saura nous faire vivre le charme provincial de la disparition d’une UM de BB 67300 avec sa rame de DEV, ahanant entre Clelles-Mens et Lus-la-Croix-Haute, à hauteur du souterrain du Bois-Noir ?

 

Notes : 

1. Washington Irving est l’auteur de Sleepy Hollow, La légende du Val Dormant (1820) dont l’action se situe à quelques kilomètres du lieu de la catastrophe du Manhattan Limited.

2. Et plus particulièrement chez Sir Arthur Conan Doyle pour la disparition de 1890 — The Lost Special, Strand Magazine, 1898. Traduit en français dans le volume II de L’Intégrale, NéO, 1986 — et chez Clive Cussler pour l’aventure de Dirk Pitt — L’incroyable secret, Grasset, 1983 et repris au Livre de Poche en 1990. L’original anglais, Night Probe, est au catalogue de Hodder and Stoughton depuis 1981. Quant à la célèbre discussion de Gideon Fell sur les chambres closes, elle prend place dans le roman de John Dickson Carr, Trois cercueils se refermeront, publié sous le titre The Hollow Man en 1935, et disponible dans la collection Les maîtres du roman policier, Librairie des Champs Élysées.

3. Personnages qui vivent dans les pages de John Dickson Carr pour les trois premiers, Gustave Leroux, Clayton Rawson, Edward D. Hoch, Bill Pronzini, Joseph Commings. Alan Twist est né de la plume prolifique de Paul Halter, un des seuls représentant français dans cette liste, qui pourrait aussi comprendre, mais pour quelques très rares romans, Boileau-Narcejac, Pierre Véry ou encore l’excellent, mais peu connu, Marcel Lanteaume. Tous ces ouvrages sont disponibles dans les collections classiques de la littérature policière : Rivages Mystère et Le Masque.

4. Dans l’ordre, Les morts dansent la nuit, nouvelle de Paul Halter dans La nuit du loup, L.C.E., 2000 mais aussi et surtout La chambre ardente de John Dickson Carr (1937) ; Trois cercueils se refermeront, op. cit. ; Les yeux en bandoulière, John Dickson Carr (1939).

5. Voir par exemple : Ellery Queen, The train that vanished, pièce radiophonique de 1943, reprise en nouvelle sous le titre The Phantom Train dans le volume Queen’s Bureau of Investigation, 1955, ou encore sous le titre Snowball in July, traduction française : Boule de neige en juillet, aux Presses de la Cité, 1955. Edgar Wallace, Kate plus Ten, 1919, traduit en Français en 1934 sous le titre Le train d’or, disponible dans la collection Les intégrales du Masque. Le roman de Wallace a été porté à l’écran en 1938 par Reginald Den­ham.

6. Les courriers de la mort de Pierre Magnan, Denoël, 1986.

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